berghof THOMAS MANN - La montagne magique



        Lire Thomas Mann, c’est plonger dans une Europe perdue à jamais, dans un monde familier bien que très différent du nôtre. On côtoie une bonne société aux codes qui au début déroutent et nous échappent, mais que l’on finit par comprendre et adopter tout naturellement, comme s’ils avaient toujours étés les nôtres. Peut-être une sorte d’atavisme, allez savoir.

        Pourtant, la Montagne Magique est exigeante, il faut savoir la gagner. Le parallèle entre le roman et une vraie montagne que relève l’auteur de ce site est frappant : il faut s’équiper avant de la gravir, de temps surtout. Il faut ensuite prendre la peine de s’acclimater progressivement à l’altitude et à l’atmosphère qui règne là haut. Passé ce petit investissement personnel, on est ébloui par ce qu’on y découvre. Mais trêves de circonvolutions, commençons par le commencement.

        Ce livre est l’histoire d’un jeune homme, Hans Castorp, issu d’une famille patricienne de Hambourg. Avant d’entamer sa carrière d’ingénieur, il se rend dans un sanatorium perché dans les montagnes suisses, à Davos. Il y va presque à contrecoeur et ne compte y passer que trois semaines, histoire de tenir compagnie à son cousin qui lui est en cure depuis bien longtemps déjà. Nous sommes en 1907, et Hans Castorp ne descendra de sa montagne qu’avec la guerre qui finit par le rattraper. Sept années pendant lesquelles le temps réel et celui du récit s’arrêtent, s’étirent, s’accélèrent et se distendent avec une relativité surprenante : l’art de Thomas Mann, c’est de maîtriser l’abstraction du temps, la perception que l’on en a.
        C’est ainsi que les trois premières semaines, vécues comme quelque peu ennuyeuses par le héros sont vécues comme une éternité et occupent une large part du récit en comparaison du temps qu’elles représentent objectivement. Elles sont d’ailleurs quelques peu pénibles pour le personnage principal comme pour le lecteur qui éprouvent les mêmes difficultés à s’acclimater au temps d’en haut, si différent de celui du plat pays. L’atmosphère irréelle et molle du sanatorium, ses coutumes étranges, la précision millimétrée de l’emploi du temps des pensionnaires, tout participe à une sorte d’envoûtement qui finit par gagner le héros autant que le lecteur.
   
        Cette montagne hors du temps transforme petit à petit Hans Castorp, au fil de ses rencontres avec les pensionnaires : de quelqu’un de moyen comme le narrateur se plaît à le décrire, il se révèle à lui-même et devient une personne exceptionnelle, sensible, foncièrement inadaptée  aux contingences et à la trivialité du plat pays. Il se fait prisonnier consentant d’une cure qui n’en finit plus de se prolonger. Ses amitiés prennent un tour initiatique, à l’image de celle qu’il entretient avec Ludovico Settembrini, l’humaniste italien qui prend en charge son éducation. On retrouve les thèmes propres à Thomas Mann, en particulier celui de l’opposition entre l’austérité germanique et la volubilité méridionale de l’Italie, dualisme qui se retrouve d’une certaine manière dans les éblouissantes joutes dialectiques que Settembrini livre avec le jésuite Naphta… Un intellectualisme abstrait qui s’effondre face à la puissance du sensible, du charisme et de l’intuition inexplicablement incarnés dans la personne de Mynheer Peeperkorn. On retrouve aussi l’ironie fine et mordante de l’auteur avec ses personnages (on pense aussitôt à la peinture que fait l'auteur de l’inénarrable Mme Stöhr et du pitoyable et tragique Wehsal).



        Et puis il naît en haut de cette montagne la plus touchante et délicate histoire d’amour qui soit… Elle efface la torpeur de l’atmosphère ambiante et participe néanmoins au charme qui émane de ce roman. D’une manière générale, un récit aussi riche et puissant que celui là est difficilement résumable, c’est déjà presque une aberration que de tenter de le faire. Sur la quatrième de couverture de mon livre de poche, il est savemment marqué : « …un roman miroir où l’on peut déchiffrer tous les grands thèmes de notre époque. ». C’est sans doute vrai pour qui sait prendre son temps.







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