Shadow of the Colossus
A la base, il y a un constat qui me semble évident, mais qui pourra sans doute paraître absurde à beaucoup de joueurs à pads : les consoles ne sont pas faites singer la production traditionnelle du PC, c'est à dire à 70% des FPS (First Person Shooter). D'une part, c'est souvent injouable - rien ne peut remplacer le tandem clavier/souris, on verra peut-être pour la wii- et beaucoup plus moche que dans la version ordinateur. Non, là où les consoles sont excellentes, c'est dans les niches qui leurs sont propres : les RPG (rappelez vous Zelda : Ocarina of Time sur N64 et Skies of Arcadia sur Dreamcast), les jeux de combat 2D tel Guilty Gear et les petits OVNIS comme Jet Set Radio sur Dreamcast encore. Rien que pour les trois exemples, je me rappelle avoir été dans l'émerveillement le plus béat, celui qu'aucune Geforce 13 ni processeur d'ordinateur tout plein de bits ne pourraient rendre.
C'est le même émerveillement primordial que j'ai instantanément ressenti en jouant à Shadow of the Colossus, cette excitation à pénétrer dans un univers qui pour une fois ne ressemble à rien de ce qu'on a pu voir, en tout cas en matière de jeux-vidéos. Alors oui, on reconnaît la patte graphique des créateurs d' Ico et de Fumita Udea en particulier, dont l'univers puisait déjà dans celui du surréaliste Giorgio De Chirico. Ici, le game design se rapproche à certains égards du dessin animé de Jacques Prévert Le roi et l'oiseau.
Tout ce qui pourrait parasiter la vision artistique d' Udea a été élagué, il ne reste plus que le noyau essentiel. Un héros, Wanda et son cheval Argo, une princesse endormie à ressuciter, une voix mystérieuse et seize colosses. Il n'y a pas de scénario, pas de transitions, de situation initiale ni d'élément perturbateur. Rien. Rien que ça, déjà, c'est un hommage au surréalisme. Wanda arrive en cheval dans le pays des colosses, une sorte de paradis perdu vide de toute vie animale (à part peut-être quelques geckos qui se dorent au soleil) et parsemé de ruines immenses. Une voix résonne de nulle part et échange la vie de la princesse endormie contre la mort des 16 colosses qui errent dans le pays. Et c'est tout. Le reste est fait de longues chevauchées solitaires sur le dos d'Argo, le compagnon muet.
Le pays des colosses est d'une beauté stupéfiante et à ce propos, Shadow of the Colossus est peut-être le plus beau jeu de la Playstation 2. Les plaines, les vallées, les lacs et les montagnes sont inondées d'une lumière tout à fait irréelle et d'un silence opaque. A peine le sifflement du vent et le galop du cheval. Le joueur est seul, le joueur se sent seul, quelle sensation vivifiante dans un jeu vidéo! On se sent pénétré par cette atmosphère éthérée, vide et pleine à la fois, qui résonne de tous les échos d'un passé mystérieux. Que sont ces colosses? Quelle civilisation étrange et oubliée a laissé derrière elle ces ruines ruines si belles et gigantesques? Bref, la beauté silencieuse et minérale des paysages, la sensation de liberté si absolue qu'elle en deviendrait presque oppressante, Shadow of the Colossus happe le joueur dans une dimension parallèle, dans l'imagination des créateurs.
Ainsi, la première rencontre avec un colosse est presque paralysante. Ce n'est pas de la peur, mais de la fascination. Déjà, on se rend compte que leur réputation n'est pas volée : je cherche encore à trouver un précédent vidéoludique où on aurait eu l'occasion d'observer des créatures animées aussi immenses. Les échelles sont démesurées et on se sent minuscule face à ses montagnes vivantes. Le colosse, en général ne nous remarque même pas et ne cherche étrangement pas non plus à nous faire du mal, du moins jusqu'à ce qu'il comprenne ce qui nous amène. Alors on se sent petit parasite hargneux et méprisable à escalader la créature pour frapper ses points faibles. Le gameplay se fait invisble, on en oublie qu'on a une manette entre les mains. Il faut s'agripper à tout ce qu'on peut trouver tout en gérant sa respiration pour pouvoir frapper le colosse qui se débat pathétiquement jusqu'à ce qu'il s'effondre.
C'est à ce moment qu'on se rend compte du rendu très particulier de la mélancolie dans Shadow of the Colossus : tuer une de ces crétures n'envoie pas de petite dose d'adrénaline dans le sang comme il est de bon ton avec tout bon boss qui se respecte. Non, juste une petite pointe de tristesse honteuse je ne sais où. C'est vrai après tout, ces colosses si placides pour certains ne nous ont rien fait, c'est la voix qui nous transforme en agresseur, en destructeur de la beauté. J'imagine qu'on ressent précisément ce qu'un pêcheur de baleines ressent quand il porte le coup de grâce à un de ces mammifères.
Ce jeu teste ainsi notre détermination et joue avec le caractère absolu de la quête du héros et notre attachement à cette terre étrange et ces colosses qui la peuplent. On passe de vrais moments d'introspection et d' émotions contradictoires en y jouant, c'est pourquoi je vous le conseille chaudement histoire de mettre un peu de poésie dans la PS2 entre deux parties du redoutable PES5.